Qu’est-ce qui fait que quelque chose est « populaire » ? Cette question, si simple à première vue, pose d’étonnantes difficultés dès lors que l’on propose un travail définitoire qui ne se réduit pas à un inventaire d’objets et de pratiques.
En premier lieu, l’adjectif « populaire » n’est pas univoque. Dans son sens le plus neutre, il désigne « ce qui a du succès », ce qui est « fameux ». Dans un sens moins neutre mais plus courant, c’est évidemment dans les termes d’une opposition que la catégorie prend place. Opposée à « savant », « élitaire », « élitiste », « intellectuel » ou « légitime », la catégorie de « populaire » désigne alors un certain nombres d’objets, de pratiques, de savoirs, de savoir-faire, de croyances et d’attitudes qui combinent deux traits qui ne se recoupent pas totalement. Le premier trait renvoie à l’origine des personnes qui sont concernées. « Populaire » est alors un génitif ; la culture « populaire » est soit la culture qui émane « du peuple », soit la culture qui lui est adressée ou rendue accessible grâce à la gratuité ou au faible coût. Le second trait renvoie à une forme de simplicité, parfois assimilée à de la grossièreté ou, plus significativement encore, à de la « vulgarité ». La culture « populaire » n’est pas exigeante et c’est pour cette raison qu’elle est à la portée de tous ou qu’elle est le fait du plus grand nombre. Or ni la définition sociologique ni la définition générique du « populaire » ne sont précises. Qui est ce « peuple » ? Et qui définit le seuil qui permet de parler de simplicité ou d’exigence ?
Si la catégorie de « populaire » est problématique, l’hypothèse d’une « culture populaire » mène à autant, sinon plus, de paradoxes. Affirmer l’existence d’une telle culture a pu être le moyen de lutter contre l’élitisme et de célébrer l’authenticité de la « culture du peuple », et ce dans le droit fil des folkloristes du XIXe siècle. Est-ce donc de l’admiration ou du mépris ? Et cette notion de « culture populaire » est-elle autre chose qu’une émanation de la culture savante ? Nombre de travaux ont ainsi tenté de souligner l’historicité de la notion. Au cours de l’époque moderne se serait instituée une séparation toujours plus nette entre d’un côté la culture élitaire et de l’autre une culture « populaire » se trouvant disqualifiée. Mais admettre ce schéma narratif, c’est admettre la séparation et donc l’existence autonome des deux entités, avec le risque d’enfermer le « peuple » dans une image nostalgique ou condescendante, fixiste ou essentialiste.
Or en dépit de ces critiques, force est de constater que le « populaire » se porte bien. Deux aspects majeurs semblent expliquer la vitalité de cette catégorie. Tout d’abord, lorsqu’elle est mobilisée, c’est bien souvent sur le mode de l’intuition. Il y a une espèce d’évidence qui permet d’affirmer, par exemple, que le kebab est « populaire » et, sous ce regard, tout est susceptible de présenter un versant « populaire ». La seconde force de la catégorie, en effet, est qu’elle s’applique à des objets extrêmement variés. Quoi de commun entre les croyances villageoises dans la région de Loudun au XVIIe siècle et « Les Feux de l’Amour », entre la cuisine bressane et les romans d’Alexandre Dumas, entre la pétanque et la bande dessinée ? Pas grand-chose, et pourtant ces différents objets sont tous subsumés sous un même terme englobant, donc problématique.
Peut-être convient-il de renoncer à se demander ce qui fait que quelque chose est « populaire », et préférer une autre question : pourquoi cette caractérisation ? Pourquoi faire référence au peuple pour parler des séries Z russes et des mangas ? Qu’est-ce qui se joue en somme, lorsque des intellectuels ou des ouvriers rapportent des pratiques extrêmement diverses à une seule et même « culture populaire » ? Cette question ouverte sera l’axe de réflexion suivi par ce laboratoire junior en raison des potentialités qu’elle offre. Bien que présentée comme un moyen de légitimer l’étude d’Arsène Lupin ou de Fantômas, la catégorie de « populaire » est peut-être ce qui empêche de les comprendre pour eux-mêmes. L’étude critique de ce processus de qualification prend donc tout son sens lorsqu’elle mène au dépassement de la question initiale : si l’on enlève l’étiquette « populaire » à Dalida, que reste-t-il ?
Ces différents aspects expliquent l’orientation fortement interdisciplinaire du CCCP. Historiens, sociologues, philosophes, littéraires, linguistes, historiens de l’art, musicologues peuvent ainsi être convoqués pour tenter de participer à ces considérations critiques. Si l’on admet, en effet, que la catégorisation peut être appliquée à des objets extrêmement variés, il est nécessaire de ne pas limiter la focale à tel ou tel d’entre eux si on veut la comprendre. Les savoirs comme les savoir-faire, les paroles comme les écrits, la musique comme les images, doivent être confrontés et étudiés ensemble. Cette indétermination du corpus, qui aurait pu être un défaut dans le cadre d’une réflexion universitaire plus classique, devient ici un avantage puisqu’elle tire pleinement parti de la liberté qu’offre un laboratoire junior. Cela n’empêchera pas, évidemment, de rétrécir la focale lors de certaines occasions ou de consacrer plus de temps à certaines pratiques qualifiées de « populaires ».